L’introduction d’un système d’intelligence artificielle justifie-t-il la mise en place d’un licenciement économique collectif ?

L’utilisation de l’intelligence artificielle se généralise au sein des entreprises

L’intelligence artificielle (IA) s’impose aujourd’hui comme l’un des vecteurs majeurs de transformation du travail. Son développement rapide, porté notamment par l’essor des modèles génératifs (comme ChatGPT, Gemini et bien d’autres), des systèmes de reconnaissance vocale, ou encore des outils d’automatisation décisionnelle ou cognitive, amène de nombreuses entreprises à repenser leurs modes de fonctionnement, leurs outils de production et, parfois, la nature même de certains métiers.

Derrière l’engouement pour l’innovation, se profilent des impacts directs sur l’emploi et de manière générale sur la façon de travailler.

Notamment en 2024, le secteur du jeux vidéo à Hollywood était en grève avec les acteurs et les doubleurs qui faisaient part de leur inquiétude quant à l’utilisation de plus en plus massive de l’IA, venant à les remplacer pour un moindre de coût.

Actuellement, les « Starter Packs » créé par l’IA, sorte de figurine de soi-même en 3D, inondent nos fils des réseaux sociaux et font l’objet de vives critiques tant pour les conséquences écologiques liées à l’utilisation de l’IA que pour l’impact qu’a l’utilisation de l’IA à l’encontre, notamment, des métiers artistiques.

Ces critiques démontrent l’existence d’une certaine défiance vis-à-vis de cette technologie dont la rapidité et l’efficacité dépasse dans bien des domaines l’intelligence humaine.

En effet, certaines tâches peuvent être partiellement ou totalement automatisées, ce qui conduit à accroître l’efficacité des travailleurs au point où il peut arriver que des tâches réalisées par plusieurs salariés ne nécessitent plus qu’un seul salarié.

Une telle situation peut amener certaines directions à envisager des réductions d’effectifs et ce dans le cadre de licenciements économiques collectifs.

A titre d’exemple, en 2023, une société de services a licencié plus de 200 personnes à la suite de l’introduction de systèmes d’IA qui permettaient de compiler, agréger et synthétiser des données, tâches initialement confiées à des salariés.

Si l’Union Européenne a adopté l’IA Act (Règlement 2024/1689 du 13 juin 2024) dont l’objectif est notamment de réglementer les différents types d’IA utilisables sur les territoires de l’Union Européenne, on peut légitimement s’interroger sur son impact concernant le maintien dans l’emploi de salariés dont les tâches sont répétitives et qui peuvent être automatisées.

Ainsi, peut-on considérer que l’introduction de l’IA dans une entreprise constitue un motif légitime de licenciement économique collectif ?

Pour répondre à cette interrogation, il convient d’examiner le régime juridique applicable au licenciement économique, puis d’en évaluer la transposition aux cas d’intégration de solutions d’intelligence artificielle.

I. Le cadre juridique du licenciement économique collectif

Le Code du travail définit le licenciement pour motif économique comme un licenciement non inhérent à la personne du salarié, résultant d’une suppression ou transformation d’emploi, ou d’une modification refusée d’un élément essentiel du contrat, consécutive notamment à des difficultés économiques, des mutations technologiques, une réorganisation nécessaire à la sauvegarde de la compétitivité, ou une cessation d’activité[1].

Ainsi, la licéité du licenciement suppose la réunion de plusieurs conditions cumulatives :

  • une cause économique caractérisée (par exemple, l’introduction d’une nouvelle technologie) ;
  • une conséquence directe sur l’emploi (suppression, transformation, ou modification du contrat refusée) ;
  • une impossibilité de reclassement du salarié concerné.

Concernant la problématique de l’introduction d’un système d’IA en entreprise, les conséquences sur l’emploi peuvent être très nettement vérifiables lorsqu’une tâche peut être réalisée en quelques secondes par l’IA contre plusieurs heures par un seul salarié.

Il en résulte que la suppression d’une partie des postes d’un service pourrait se justifier par l’introduction de l’IA.

La question de la détermination de la cause économique peut être plus ténue.

En effet, la jurisprudence reconnaît de longue date que l’introduction d’une nouvelle technologie peut constituer une cause économique de licenciement autonome, y compris en l’absence de difficultés économiques immédiates.

Ainsi, la Cour de cassation a déjà jugé que la mise en œuvre d’un nouveau logiciel au sein d’une entreprise, qui avait pour conséquence une réduction des tâches réalisées par des salariés, pouvait être qualifiée comme étant une mutation technologique justifiant, à ce titre, la mise en place d’une procédure pour licenciement économique[2].

Cependant, l’introduction technologique doit entraîner une transformation significative des emplois.

En conséquence, pour fonder des suppressions de postes sur cette base, l’employeur devra démontrer :

  • que l’outil mis en œuvre entraîne une modification structurelle du mode de production ou d’organisation ;
  • qu’il provoque la disparition ou la transformation d’emplois existants, non compensée par des créations de postes équivalents ;
  • et que cette évolution s’inscrit dans une stratégie de maintien ou de renforcement de la compétitivité, même en l’absence de perte financière actuelle.

L’exemple typique serait celui d’un service comptable ou administratif où un logiciel d’IA permettrait d’automatiser la saisie, le traitement et la vérification de documents, réduisant ainsi le besoin de personnel. Toutefois, la suppression de postes n’est juridiquement justifiable que si la réorganisation rend effectivement certains emplois sans objet.

II. Le respect d’une obligation de formation et d’adaptation par l’employeur

L’introduction d’une solution d’IA au sein d’une entreprise ne dispense pas l’employeur de son obligation d’assurer l’adaptation des salariés à l’évolution de leur poste de travail. Cette obligation, de nature préventive[3] impose à l’employeur de veiller au maintien de la capacité des salariés à occuper leur emploi au regard des évolutions technologiques.

En pratique, cela signifie qu’avant de procéder à un licenciement économique, l’entreprise doit démontrer qu’elle a offert une formation adaptée, permettant au salarié concerné de continuer à exercer, éventuellement dans un périmètre de fonctions réaménagé, grâce à la maîtrise des nouveaux outils.

Or, dans le cas de l’IA, cette obligation doit être scrupuleusement observée par l’employeur. En effet, de nombreux outils d’IA sont conçus pour assister l’activité humaine plutôt que la remplacer intégralement. La suppression d’un poste pourrait donc être jugée prématurée ou injustifiée si l’entreprise n’a pas envisagé la possibilité d’accompagner le salarié dans la prise en main de la nouvelle technologie, voire de lui proposer une montée en compétences vers des fonctions de supervision ou d’analyse des résultats générés par l’outil.

En cas de contentieux, l’absence de formation ou de mesure d’adaptation préalable pourra être interprétée comme un manquement, rendant le licenciement sans cause réelle et sérieuse. Il s’agit donc d’un levier de contestation important pour les salariés et d’un impératif de sécurisation juridique pour les entreprises.

III. Une procédure à manier avec prudence

Le risque principal pour l’employeur est de surévaluer l’effet de substitution du salarié par l’utilisation de l’IA. Un outil qui assiste un salarié dans ses tâches n’est pas nécessairement de nature à rendre son poste inutile et donc engendrer sa suppression.

En outre, le juge exerce un contrôle sur la cohérence de l’argumentaire économique. Si l’entreprise se contente d’invoquer l’IA de manière générique, sans démontrer :

  • le fonctionnement précis de l’outil ;
  • ses effets réels sur les postes supprimés ;
  • le lien direct entre technologie et emploi.

En ce cas, la motivation pourrait être jugée insuffisante. Le risque est alors que le juge requalifie le licenciement.

En conséquence, si l’introduction de l’intelligence artificielle peut, en droit, justifier un licenciement économique collectif, il n’est pas certain qu’un juge, en cas de contentieux, considère que le licenciement n’est pas fondé sur une cause économique et ce d’autant plus si l’employeur n’a pas respecté son obligation de formation et d’adaptation.

Sébastien Mostosi

Retrouvez l’article sur le site de village de la justice ainsi que mes autres articles en lien avec le licenciement économique (Licenciement économique du salarié inapte en cas de cessation d’activité d’une entreprise n’appartenant pas à un groupe : pas de recherche de reclassement et Modification du contrat de travail pour motif économique : attention au reclassement !)


[1] Article L. 1233-3 du Code du travail

[2] Cass. Soc., 17 mai 2006 n°04-43.022

[3] Articles L. 6321-1 et suivants du Code du travail

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